vendredi 30 août 2019

Peut Mieux Faire


« Peut mieux faire ».

Cette appréciation figurait sur mes bulletins scolaires en face d’une matière dans laquelle je n’étais pas très bon. Je n’étais pas mauvais et à côté des « très satisfaisants » que les autres professeurs inscrivaient, elle ressortait comme l’exception. Pourtant c’est cette ligne qui retenait l’attention à la maison.
Peu importe ce que j’étais capable de faire, il y avait toujours quelque chose à améliorer et c’est cette imperfection à corriger qui concluait les commentaires de mes parents à la lecture de mes résultats chaque trimestre.  Je ne sais pas pourquoi je retiens cet épisode presqu’anecdotique mais je crois qu’il est à l’image de l’accueil général que mes parents m’offraient chaque jour.

Il y a en toute chose une part d’ombre derrière la lumière. Un « peut mieux faire » même quand c’est bien. Faire plus. Faire plus attention, faire plus vite, faire plus souvent... Un bout d’insatisfaisant dans le « très satisfaisant ». Quelque chose à atteindre au-delà de ce qu’on est déjà, comme si on ne satisfaisait pas.

Alors je pouvais toujours m’améliorer, je devais toujours faire preuve de mieux.

Il serait faux de dire que mes parents ne m’attachaient pas d’importance et que je n’avais pas de valeur à leurs yeux. Mais du peu que je me souvienne, de ce que je vois depuis que je suis adulte et que je partage des souvenirs avec mes frères, leur propos à mon égard ne le disait pas, ou pas autant que ce qui pouvait être amélioré.

Alors je me suis construit avec cette image, l’image de quelqu’un qui doit faire preuve de mieux, de quelqu’un qui doit toujours prouver sa valeur, comme s’il n’en avait pas encore assez.

Et puis il n’y a pas que les mots. Le non-verbal compte beaucoup auprès des enfants. Mes parents n’ont jamais été très câlins, très tactiles, très communicatifs, ni entre eux ni envers nous. Cette absence de tendresse a eu au moins autant de poids que les mots, pour sceller en moi le sentiment que je ne satisfaisais pas.

Aujourd’hui, je suis papa de trois enfants  et j’ai appris que la construction de la confiance en soi est corrélée aux démonstrations d’amour des parents. Ce sont elles qui nous rendent forts et capables d’avancer sûr de nos forces. J’ai longtemps douté de moi, sans doute n’ai-je pas avancé sur certains chemins, bloqué par le doute. Il m’a souvent fallu attendre les encouragements extérieurs pour continuer à avancer car je n’étais pas assez fort au fond de moi pour être certain que ce que je faisais était bien.

Les propos de mes parents n’ont sans doute jamais eu pour objectif de me dévaloriser, de me faire douter que j’ai « de la valeur ». Si aujourd’hui j’ai compris ces choses et ôté de nombreux doutes, il est difficile de dire à quel point tout cela est encore présent. Et il est incertain de pouvoir le rattraper. Des parents peuvent-ils, s’ils posaient des mots après tant d’années, soigner cette fragilité ? Et les mots en retard ont-ils ce pouvoir ? Peut-être le saurais-je un jour.


Depuis l’adolescence, j’ai vécu seul les épreuves de ma vie. Bien sûr mes parents m’ont soutenu matériellement et je n’ai jamais eu peur de finir sans rien. Mais j’ai fait toutes mes expériences, toute la construction de ma personne, seul. Ou plutôt avec des amis, avec des adultes de passage, avec des inconnus au hasard du cheminement, mais sans mes parents. Sans doute avaient-ils déjà fait le nécessaire pour ne pas que je m’égare, pour que je me préserve des pires directions, je ne mesure pas le poids réel de ce qu’ils m’ont apporté et en quelle mesure ça m’a protégé.


Aujourd’hui j’aimerai faire table rase de tout ça et avancer de nouveau avec mes parents pour les intégrer à ma vie pleinement. Sauf qu’on n’en a pas pris l’habitude et qu’on ne sait pas faire. On aimerait tous rattraper la sauce qui a tourné et lui donner une saveur. On n’en a pas la recette. On se cherche pour se re-rencontrer et on peine à trouver le chemin commun. Ça nous ferait tous du bien.

J’aimerai qu’aujourd’hui tout soit simple et coule de source. J’aimerai qu’on soit plus complices. C’est difficile car nous sommes devenus en partie étrangers depuis mon adolescence. Nous n’avons pas partagé, ou trop peu, sur les expériences que j’ai vécu, sur mes recherches sur le monde, sur mes expérimentations… et cette mauvaise habitude a perduré tant d’années.

J’ai pris beaucoup de recul dans la relation à ma famille et dans la connaissance de moi-même ces dernières années. Pour avancer, j’ai cherché à comprendre qui je suis, qui ils sont, comment on fonctionne. Ça m’aide déjà pour éviter des situations qui avant auraient été conflictuelles et pour ne plus tomber dans des pièges qui conduisent à des tensions. Ça m’aide à ne pas adopter le même comportement, les mêmes réactions. Ça me détache, et ça permet de détendre la relation. Mais ça ne nous rapproche pas complètement pour autant. Ça ne comble pas la distance instaurée.

Je cherche toujours à comprendre comment elle s’est instaurée pour faire machine arrière. Qu’est-ce qui ferait qu’on parviendrait aujourd’hui à nourrir le lien d’amour authentique ? A ne plus tourner autour par tous les rituels de la vie familiale mais bien à plonger dedans en abandonnant les brides qui nous retiennent.

Le lien d’amour est comme caché derrière des tonnes d’encombrants. Des non-dits, des tabous, des sous-entendus, des normes sociales, des pudeurs, des craintes, des obligations, des règles morales, de la bien-pensance… Tout un tas d’obstacles qui sont sans doute ceux à cause desquels je n’ai pas partagé pleinement qui je suis avec mes parents depuis l’adolescence.
Des remarques, des phrases, des raisonnements… qui inconsciemment me disaient stop là où mon besoin de découvrir se situait. Je devais donc les contourner. Ou peut-être aussi l’absence de parole là où il aurait fallu poser des mots sur ce que je découvrais. Les mauvais mots ou l’absence de mots de mes parents… ont rompu la communication de ma part en retour.

Je n’ai que très tardivement appris à parler de moi, à savoir et à dire ce que je veux, ce que je ressens sans bridage… et encore, je n’excelle pas. J’ai appris à ne plus être étranger à moi-même la trentaine passée. Avant, c’est comme si je devenais quelque chose qui me plaisait mais dont je me sentais coupable car ça ne rentrait pas dans le bon cadre. Est-ce que ça s’est amélioré car j’ai eu de enfants, ou car j’ai eu des situations professionnelles qui se stabilisaient ?
Avant, je menais ma vie avec le sentiment qu’elle était non conforme, non homologuée… Je ne savais pas en parler car je portais en moi l’impression qu’elle n’était pas valable. Il m’était difficile de me livrer car je devais combiner deux exigences incompatibles : être conforme, en étant justement non-conforme. Je n’assumais pas ma non-conformité alors que j’en suis fier au fond de moi. Je ne pouvais donc pas être vraiment moi-même, ni m’aimer moi-même. Je n’ai pas pu grandir en m’aimant car la parole qui m’accompagnait ne l’a pas permis.

Un jour, alors que je devais avoir 23 ou 24 ans, je voyageais seul et m’étais lié d’amitié avec une dame d’une 50 aine d’années. On discutait pendant les longues heures de bus, j’avais dû lui en dire assez sur moi… puisqu’elle finit par me dire à son tour qu’elle avait l’impression que je cherchais à détruire ou à tuer une partie de moi. Je n’avais pas saisi à l’époque la portée de ces mots. C’est plus clair aujourd’hui…


Aujourd’hui je suis en partie libéré de cette prison, je suis plus apte à dire qui je suis. Dans la relation à mes parents, je serai prêt à partager. J’aimerais que ça devienne naturel.
Pour autant, je le fais par moment mais je ne sais pas s’ils entendent différemment qu’avant. Les obstacles présents à l’adolescence ont-t-ils disparu ? Sans doute pas tous. C’est pour cela que j’aimerais mieux comprendre ces obstacles et enfin savoir s’ils sont franchissables. Tout cela pour un jour peut-être soigner ma fragilité, ne plus douter de ma valeur, connaître un jour un amour inconditionnel, sans condition d’amélioration…

Sans doute suis-je idéaliste et exigeant. Peut-être que mon attente est irréalisable et que j’espère en vain quelque chose qui ne peut plus être. Est-ce que ce qui n’a jamais été peut se réaliser aujourd’hui ?  Cela m’amène à me demander si mes parents peuvent réaliser aujourd’hui ce qu’ils n’ont pas réalisé avant.




«  Tu fais quoi ? » 

J’ai entendu cette question qui montait du rez-de-chaussée à l’étage pendant des années alors que j’étais un enfant. Ma maman qui s’occupait de la maison me la lançait alors que je jouais seul en haut. Je me souviens que grandissant, je m’étais mis à répondre des choses absurdes pour ne plus y répondre, comme «  je prends l’avion » ou je ne sais quelle autre idée incensée qui me passait par la tête. Il faut dire que cette question ne se suivait pas d’une proposition pour passer un bon moment ensemble, ou d’un intérêt quelconque envers ce que je faisais. Par exemple, cette question aurait pu ouvrir la relation vers l’univers imaginaire dans lequel j’étais en tant qu’enfant qui joue, et permettre de le partager avec moi. Mais non…

Je dirais aujourd’hui que cette question exprimait juste le besoin de ma maman d’être rassurée, que je ne fasse rien de mal. Ma maman avait un drôle de rapport au monde, je n’aimerais pas être à sa place. Elle dépensait une énergie folle à avoir peur, à être inquiète : peur qu’on se fasse mal, peur qu’on fasse quelque chose déplacé, peur qu’il arrive un imprévu …
Je lui faisais à une époque la blague qu’avec son imagination débordante à imaginer les problèmes, elle pourrait contribuer à écrire des scénarios catastrophes pour le cinéma.

Avoir peur, c’est utile, c’est ce qui sert se protéger, à ne pas se mettre en danger. Un enfant qui veut faire du roller , met ses genouillères et autres accessoires, puis il peut y aller. Mais si on lui met une 2eme, puis une 3eme genouillère par-dessus, et encore, et encore… il finit comme coincé dans une armure de plastique, son genou ne peut plus se plier.

Je crois que ma maman fonctionnait comme ça avec ses peurs. A force de vouloir nous protéger en nous entourant de protection, en en rajoutant sans cesse, j’ai fini par étouffer. Malheureusement, elle ne contrebalançait pas le quotidien par d’autres éléments plus positifs. Ma maman n’exprime pas la joie, l’émerveillement, le plaisir, le positif de la vie… une sorte de pudeur comme si c’était dérangeant.

J’ai donc grandi avec cette asphyxie progressive et il faut croire qu’un bon moyen que j’ai trouvé pour faire des choses tranquillement à l’adolescence était de les faire hors de son regard. Moins j’en disais, moins je subissais les remarques normatives, les contrôles, les dépréciations…

Aujourd’hui encore, quand je suis chez elle, je me surprends parfois à avoir peur d’aller ouvrir un placard en sa présence car je n’ai pas envie de subir ces questions sur ce que j’y fais. D’ailleurs son intention n’est probablement pas toujours de surveiller, et parfois plutôt d’aider, mais il faut dire qu’elle a une manière tendue, stressée, de procéder… qui peut donner l’impression de se retrouver comme un enfant au collège que le surveillant vient de surprendre dans un endroit interdit. Certaines personnes dégagent de la sérénité, de la tranquillité, de la tendresse… et leur présence fait du bien. Ma maman, c’est plutôt l’inverse…


Adulte, j’ai lu un jour un article sur les personnes toxiques, je ne connaissais pas ce terme avant. Ce sont des personnes qui, lorsqu’on passe trop de temps en leur compagnie, finissent par leur simple présence à nous vider d’énergie, ou à nous faire nous sentir mauvais, à nous faire culpabiliser… Paradoxalement ce sont souvent des personnes très proches et qui nous aiment fort. A la lecture de cet article, j’ai eu l’impression de lire ce que j’ai pu ressentir à l’enfance puis l’adolescence. J’ai compris ce qui s’est passé entre ma maman et moi, et j’en ai beaucoup pleuré. Pourquoi la vie m’a mis à la portée de quelqu’un qui pouvait me faire tant souffrir ? Pas de bol. Certains grandissent avec un handicap, avec une maladie… moi j’ai eu le parent toxique.

Par la suite, cette lecture m’a délivré : ce n’était pas ma faute si quoique je fasse j’avais toujours l’impression de ne pas être comme il faut. J’ai donc pu cesser de culpabiliser et j’ai pu commencer à mettre des barrières là où elles devaient être pour que les penchants toxiques de maman ne me touchent plus, ou presque…

Plus tard j’ai compris autre chose de la vie. C’est notre empathie qui nous rend possible de nous mettre à la place de quelqu’un d’autre, de ressentir avec lui, de sentir ses fragilités, d’être un soutien. Et alors j’ai vécu un scène en présence de mon petit frère et de ma maman qui m’a fait voir qui elle était. Mon petit frère lui exprimait que lorsqu’il lui a fait visiter sa maison, il avait été attristée qu’elle ne montre aucune joie.
Il s’est passé autre chose à la place. Ma maman avait parlé des difficultés que cette vieille maison représente, puis s’était mis en tête qu’elle n’aurait pas été invitée à visiter s’il n’y avait pas eu en même temps les parents de la compagne de mon frère. Quand mon frère lui a reparlé de la scène en ma présence et lui a exprimé sa peine, elle n’a pas compris. Elle a soutenu qu’elle ne se figurait pas qu’un fils aurait apprécié un mot bienveillant de la part de sa maman à un moment assez structurant de sa vie tel l’achat de sa première maison. Cet épisode pourrait être une anecdote, mais il s’agit plus vraisemblablement d’une apogée. Quant à moi, tout malheureux que j’étais pour mon petit frère, j’avais la démonstration de l’absence d’empathie de ma maman. Je terminais donc d’enterrer un espoir, celui qu’elle se rapprocherait sensiblement de nous. Depuis, il y a sans doute eu d’autres déclencheurs, mais le fait est que mon petit frère ne va plus voir sa maman.








T’en es où ?

Entre mes 25  et 35 ans, c’est la question qui m’était posé avec récurrence par mon père. Comme on ne s’appelait à peu près jamais et qu’on se voyait tous les 3-4 mois, c’est à cette fréquence qu’elle me revenait. Malgré l’espacement entre chaque fois, elle a fini par me marquer.  « T’en est où ? »...
Que veut dire cette question…   On en est où sur le trajet, sur le chemin, sur la route... c’est la question de celui qui nous attend à destination et qui veut savoir comment on avance, quand on arrive, combien d’étapes on a franchi et combien il en reste avant de parvenir.


J’aurai eu besoin dans ma vie qu’il s’intéresse à comprendre le cheminement de mes choix et de mes convictions. Qu’on en parle, qu’on en discute, qu’on s’écoute …  pour me construire.  Or, c’était un peu comme si mon papa se saisissait des sujets de discussion pour exposer ce sur quoi il a déjà eu l’occasion de réfléchir et qu’il a déjà un point de vue construit sur les sujets. En soit ses convictions, ses idées, tiennent souvent la route, ne sont pas particulièrement choquantes… là n’est pas le problème. Mais le rôle d’un parent n’est pas tant d’être un modèle à reproduire, que quelqu’un qui écoute.  Je pense que ça ne l’a jamais effleuré que, sur le long terme, son mode de relation pouvait renvoyer à l’enfant le message suivant :  « écoute de mon savoir et de mon expérience  où est le juste, où est la vérité, où est le meilleur… il te reste des choses à comprendre dans la vie et alors tu deviendras intéressant à écouter » ! Jamais très agréable de se faire renvoyer cela.
Aussi, mon papa a beaucoup de principes, de valeurs, auxquels il se rattache. Peu importe qu’ils soient bons ou mauvais, si c’est utile ou pas d’en avoir, là n’est pas la question. Mais il faut bien se dire que plus les principes et valeurs d’une personne sont solides, plus ce qui en est extérieur peut être sans valeur. Autant dire qu’il y a eu relégation hors de la zone de valeurs à de nombreuses reprises dans la relation de mon père à moi, le non-conforme. Car oui, il faut bien reconnaître que ma propension à déconstruire tout un tas de pensées toutes faites, de bien-pensance… qui imprègnent souvent les principes et les valeurs d’une France paternaliste et chrétienne, font de moi un non-conforme


A partir de là, je n’étais pas son enfant qui se construit et à côté de qui il était pour l’accompagner dans son chemin… j’étais un enfant qui doit encore apprendre, de qui il tolérait les détours et bifurcations volontiers, dans l’attente qu’il finisse par atteindre le bout du chemin, qu’il parvienne à maturité, de manière conforme, et c’est là qu’il m’attendait. Il m’attendait à destination plutôt qu’il ne m’accompagnait sur le chemin.

C’est le «  t’en es où ? ». Voilà ce que veut dire cette question. «  J’en suis où sur le chemin de la vie ? » . « Quel est mon avancement dans la vie ? «  Une route s’appréhende en kilomètres, un parcours s’appréhende par ces étapes... mais qu’est-ce qui peut bien mesurer l’avancement de la vie ? Il n’y a a priori pas de carte de la vie... mais quand la question est ainsi posée avec récurrence, on dirait que celui qui la pose s’est construit une carte et y a désigné le point d’arrivée

« T’en es où ? », ce n’est pas la même chose que « qu’as-tu vu sur ta route ?»  J’aurai aimé qu’on explore cette deuxième question ensemble et alors on aurait plus pu échanger sur ma vie… On aurait pu mieux se connaître et s’apprécier avec nos destinations différentes. A la place j’ai longtemps porté au fond de moi l’impression que la destination vers laquelle je me dirigeais n’avait pas vraiment de valeur…

J’ai souvent l’habitude de dire que je vis à travers mes amis des expériences que je n’aurais pas vécu sinon. Le fait de se connaître, de se comprendre, de partager des valeurs, de vibrer ensemble sur des plaisirs, des indignations… a permis que lorsqu’ils parlent de ce qu’ils vivent, je le ressens, je le vis à travers eux l’espace d’un instant, j’ai l’impression que ça devient une expérience que je viens de faire.
Mon papa ne m’a jamais empêché de faire ce que j’ai fait, il ne me l’a jamais reproché, montrant une tolérance sur mes choix, un laisser-faire… Mais il a manqué quelque chose de l’ordre du partage ; s’il m’a laissé vivre tout ce que j’ai vécu, il ne l’a pas vécu avec moi par la parole. Il n’a pas su créer les conditions d’une écoute qui prend l’autre en considération.

En ne considérant pas les ressentis, les vécus, les interprétations que ses enfants posaient sur leurs expériences, il n’a pas posé les conditions pour qu’on se respecte l’un et l’autre avec nos différences. Au lieu de ça une bataille de légitimité a été déclenchée, qu’il a connu avec ses trois enfants devenus adultes, ce que parfois je nommais en repas de famille la guerre des coqs. Les coqs ne partagent pas le poulailler, ils veulent en être le seul chef. Chez les Bucau, on ne partage pas nos vécus avec le plaisir d’entendre l’autre en retour ; on attend de l’autre qu’il acquiesce ce qu’on vient de dire, qu’il atteste la pertinence de ce qu’on dit et pense, qu’il nous reconnaisse une prestance. Qu’il nous laisse régner sur la discussion comme un coq dans le poulailler. Mes frères et moi, enfants, avons été coincés dans ce schéma de communication qui oppose plus qu’il n’enrichit. Ce n’est malheureusement pas vraiment terminé entre mon père et ses enfants, et mon père en souffre et trouve tout cela injuste. Or la clé pour en sortir ne peut sans doute venir que de lui…


                                                  


« Et donc »

Aujourd’hui, j’ai la chance d’avoir mis ses mots sur mes relations familiales car bien que ce ne soit pas une situation idéale, il serait pire encore de ne pas la comprendre et d’en souffrir impuissant. Sans ces mots, je serai encore le coupable qui rend malheureux ses parents qui ont tout fait pour lui, et qui ne leur est pas reconnaissant. Aujourd’hui je sais que j’ai été la victime d’un contexte, créé par des innocents qui se seraient bien défendu de le créer s’ils l’avaient vu clairement à temps. Je n’en veux pas à mes parents de la situation familiale actuelle car eux-même n’ont rien vu venir. Je ne doute pas qu’ils auraient essayé de réagir s’ils avaient vu tout cela clairement.

Je suis triste à l’idée que mes parents ne deviendront pas meilleurs avec l’âge pour nommer les choses des relations humaines, à commencer par leurs propres sentiments et émotions, qu’ils ne l’ont été pendant les années de vie que j’ai partagé avec eux. Je crains qu’ils ne souffrent de la situation familiale pesante, impuissants, pendant des années encore.

Quoiqu’il en soit, on ne rattrapera pas le passé. Tout le temps consacré à regretter est vain. Seule l’énergie qui servira à créer des moments agréables ensemble est utile à dépenser. Reste la question d’y voir clair sur les moments agréables, et les pesants, pour se débarrasser de ces seconds et conserver les premiers.


mardi 4 avril 2017

Le voleur de Deuil


Ne nous volez plus jamais nos deuils !

Petit Jésus j’ai quelques mots à te dire, tu feras le tri avec ton père pour ce qui le concerne. Mon grand-père est décédé, tu t’en étais rendu compte puisque les obsèques ont eu lieu chez vous. Mais laisse-moi te dire tes quatre vérités et comment ton forfait m’est resté en travers de la gorge.
Si mon papi est vraisemblablement parti en paix, les endeuillés restent là, amputés. Il leur reste leur deuil à faire, un vide à remplir pour se libérer de la douleur. Tu as choisi pour tes adeptes la lamentation et les pleurs pour combler le vide, habile stratagème pour qu’ils se tournent vers toi comme vers leur sauveur. Mais pourquoi ne pourraient-ils pas parler du mort dans une certaine joie ? Ces mots pourraient heurter, toi en particulier petit Jésus, car ton rapport à la mort ne les permet pas. Une question de culture, et je voudrai bien respecter ta croyance, si tu ne l’imposais pas à tes fidèles. Tu sais, des peuples fêtent les morts. Certains parlent de réincarnation. D’autres d’âmes, ou encore d’esprits…

Et si au-delà de l’enveloppe physique on conservait quelque chose du défunt ? J’ignore bien si une version est plus juste qu’une autre, mais je suis certain qu’elles contiennent toutes un bout de vérité, tout ne disparait pas avec le défunt. Alors oui, mon papi nous manquera, à ma famille, à ses amis, à moi, mais nous étions là parce il avait fait don d’une part de lui et déposé ce quelque chose en nous: de l’amitié, de l’humour, de la bienveillance, des sourires, de la tendresse… J’avais espéré que, par le récit partagé de notre mémoire de mon papi, par la fierté commune de savoir garder en nous ce qu’il nous a donné, de ne pas perdre cela en même temps que sa mort, la cérémonie nous apaiserait. La commémoration de pleins de moments simples aurait pu nous fortifier et nous aider dans le deuil, à l’inverse de ta diversion.

Si aujourd’hui je peux penser à mon papi sans forcément pleurer et si par moment même penser à lui
me procure un souffle de sérénité, c’est parce que, quand je revis des moments simples vécus à ses côtés, en coupant du fromage, en me promenant près d’une rivière… je revois son sourire et son regard posé sur moi… il existe encore et ça me fait du bien.

J’ai été bien déçu, et qu’on se le tienne pour dit, Jésus, je vous en tiens pour responsable, ton père et toi. Pour qui te prends-tu, imposteur, pour venir ainsi usurper la place de mon papi lors de sa cérémonie macabre ? Si mon papa, si son fils n’avait pas préparé un panégyrique que votre messager le curé a lu en deux minutes, il n’aurait été question que de vous pendant cette heure et demi.

Comment mes proches se soigneront ils de l’amputation qui leur est faite avec un salaud d’imposteur qui veut prendre tout la place dans leur cœur et leur mémoire? Votre subterfuge ne prend pas, quand bien même tu t’appliqueras à faire diversion avec tes chants incantatoires, je m’efforcerais de leur rappeler qui était mon papi, de parler de lui, d’honorer la mémoire de ce qu’il nous a donné, et je continuerai à les aider à remplir le vide par nos souvenirs. Notre deuil nous appartient et je refuse que tu nous le voles, je refuse l’amnésie que tu nous imposes en voulant le monopôle de nos mémoires et de nos cœurs, et en effaçant par la même occasion mon papi.

Par ailleurs, Jésus, une explication psychanalytique de ton cas ne me déplairait pas : c’est quoi ton problème en voulant que les gens boivent ton sang et mangent ta chair à côté du cadavre de mon papi en boîte ? vois-tu, Jésus, dans ce cadre-là tes dérives cannibales me semblent malsaines ! As-tu déjà consulté pour ça ? Sache que le meilleur pain que j’ai mangé, et le meilleur vin que j’ai bu, c’était sans doute à la table de mon grand-père et j’aurai préféré que tu me laisses demander aux présents s’il en était de même pour eux. Il m’aurait paru plus sain que l’on garde mon grand-père en mémoire que de t’avoir dans nos ventres puis nos intestins. A ce moment cependant, je crois que j’aurai eu un certain plaisir que de te chier ! Je tiens à te dire, célèbre et puissant fou, que tu es allé trop loin dans ta dérive d’autocélébration et tes rituels déplacés m’ont offensé.

Alors oui, c’est vrai on est venu chez vous, dans le temple qui vous est dédié, et chacun est maitre en sa demeure, me diras-tu, « à nous la faute ». Mais non, je ne m’y laisserai pas prendre, j’ai déjoué ton stratagème: tu préparais ton crime depuis longtemps déjà. J’ai entendu chanter des « Grâce au seigneur », des  « ô seigneur », « Louanges » et autres foutaises en vos noms… par une foule entière que, et je l’ai compris à ce moment, vous aviez bien eu le temps de manipuler. Et oui, malin que tu es, tu les prends jeune, depuis cet autre rituel que tu as instauré le plus tôt possible, le baptême ! Endoctriner ainsi les hommes depuis l’enfance, quel malin tu es, peut-être même es-tu LE malin!
Jusqu’aujourd’hui je m’en foutais bien pas mal que tu te fasses des karaokés avec tes adeptes tous les dimanches, mais en me volant la cérémonie de mon grand-père tu es allé trop loin. Tu récupères notre peine et tu nous détournes de ce dont on a besoin au moment où on est le plus fragile. Salaud!
Et sache que je ne suis pas seul à te déjouer ! car aussitôt quittée ton repère de scélérat, nous nous retrouvions au troquet préféré de mon papi, son repère à lui, et son copain, son ami Marc, te faisait déjà un beau bras d’honneur en nous dressant un tableau bien plus agréable, celui qu’il vivait chaque mardi avec mon papi, leur partie de belote et leurs pieds de cochon, à la table même où mes frères, mes cousins et moi cassions la croûte, juste après avoir quitté ton one-man-show ecclésiastique.
Alors Jésus, au cas où tu ne l’aies pas bien compris, laisse-moi te le formuler clairement et arrange-toi pour transmettre le message à ton père:

Ne nous volez plus jamais nos deuils !